LES STRATÉGIES DES FAMILLES DE PETITS COMMERÇANTS ET D’ARTISANS APRÈS L’INCENDIE DE 1908 À TROIS-RIVIÈRES
Par Benoit Lemay, diplômé à la maîtrise en études québécoises à l’UQTR[1]
Vers le milieu du XIXe siècle, Trois-Rivières amorce son processus d’industrialisation. À l’origine de ce développement : l’industrie forestière. Toutefois, en raison d’un contexte économique difficile, la vocation industrielle de la ville prend quelques décennies à s’affirmer[2]. Au début du XXe siècle, la capitale mauricienne connaît un développement économique sans précédent jusqu’à ce qu’un incendie majeur rase son quartier des affaires le 22 juin 1908. Le tiers de la ville est alors réduit en cendres, plus de 800 bâtiments sont détruits et des centaines de Trifluviens se retrouvent sans logis[3].
Jusqu’à présent, les chercheurs ont surtout mis l’accent sur les défis de la reconstruction et les transformations de la ville après le sinistre. Notre recherche vise plutôt à documenter les stratégies d’adaptation économiques et résidentielles des petits commerçants et artisans trifluviens, groupe particulièrement affecté par la conflagration et les métamorphoses de Trois-Rivières, face aux transformations rapides de la ville.
Nous cherchons ainsi à savoir comment les individus de notre corpus se sont adaptés au nouveau contexte de la ville et quels facteurs ont influencé l’utilisation des stratégies utilisées. La période à l’étude s’étend de 1901 à 1921. Afin d’obtenir des réponses à notre questionnement, nous avons croisé les données des recensements décennaux canadiens, des rôles d’évaluation, des almanachs des adresses et des plans d’assurance disponibles. Enfin, notre corpus est composé de 191 ménages de petits commerçants et d’artisans en 1901, dont 35 qui perdront leur résidence et leur commerce dans l’incendie de 1908 et 26 qui perdront uniquement leur établissement commercial.
Concernant les stratégies économiques, il ressort que l’état de la résidence après l’incendie et la richesse du ménage ont influencé les individus de notre corpus à modifier la structure de leur ménage selon leurs besoins. Entre 1901 et 1911, la proportion de ménages à familles multiples a augmenté de près de 23% pour les incendiés et de 10% pour ceux ayant une faible valeur locative. Confrontés aux changements de la ville et en situation précaire, une part importante de ces deux groupes devaient opter pour une solution plus drastique afin de diminuer les dépenses liées au logement.
Une solution moins drastique, soit la cohabitation avec un nombre restreint de membres de la parenté (famille étendue), a également été utilisée par ceux ayant uniquement perdu leur commerce et ceux ayant une valeur locative moyenne. En effet, nous assistons à une hausse de la proportion de familles étendues de plus de 15% pour le premier groupe et de 20% pour le second. Il faut également noter qu’au sein du corpus, la proportion de ménages à famille étendue augmente de 7% tandis que les ménages sont de moins en moins nombreux à cohabiter avec des pensionnaires et des employés de la famille entre 1901 et 1921[4].
Ces différents phénomènes démontrent l’importance de la famille en tant que ressource dans les moments plus difficiles et dans l’adaptation des citadins aux transformations de la ville. Au cours de la période à l’étude, l’importance de la famille explique également pourquoi les chefs de ménage de notre corpus ont favorisé l’éducation de leur progéniture (hausse de près de 9%) plutôt que de les envoyer sur le marché du travail, bien que ce phénomène a surtout été visible parmi les mieux nantis. De plus, la transmission intergénérationnelle explique pourquoi ceux ayant eu un père ayant travaillé dans le petit commerce seront plus nombreux à demeurer propriétaires de leur petite entreprise (+23%) comparativement à ceux n’ayant pu profiter de ce transfert de connaissances.
Au niveau des stratégies résidentielles, l’incendie a particulièrement affecté les moins nantis. Parmi les victimes du feu de notre corpus, la presque totalité de ceux qui habiteront sur le même segment de rue deux ans après la conflagration est propriétaire du domicile. Parallèlement, une majorité de ceux qui déménageront en direction de la périphérie de la ville après le sinistre, s’éloignant par le fait même du quartier des affaires, est locataire.
Par ailleurs, en localisant les individus de notre corpus sur les plans d’assurance de 1910 et de 1917, il semble que l’incendie a renforcé la différenciation socio-spatiale des petits commerçants et artisans, en fonction de la valeur locative de leur résidence et de leur profession. Les commerçants de biens fortunés se rassembleront de plus en plus près du parc Champlain, côtoyant les membres des professions libérales. De leur côté, les petits artisans et charretiers seront proportionnellement plus nombreux dans le quartier Saint-Philippe, ayant bien souvent comme voisins des journaliers habitant dans des logements à faible valeur locative[5].
Comme il a été démontré, influencés par les dégâts de l’incendie, le niveau de richesse de leur ménage, la profession du chef et la famille, les acteurs ont utilisé la structure de leur ménage et leur emplacement résidentiel dans l’espace urbain pour s’adapter à leur milieu, en fonction des ressources dont chacun disposait. L’importance de la famille explique également pourquoi l’hébergement d’employés et de pensionnaires, l’envoi des adolescents sur le marché du travail et les changements professionnels du chef ont été peu utilisés en tant que stratégies d’adaptation. Il faut également mentionner que bien que ce ne soit pas toujours visible en consultant les données disponibles, le cycle familial et les imprévus de la vie peuvent imposer la structure du ménage ou un déménagement[6].
Ainsi, en conclusion, il convient de rappeler que contrairement au mythe fréquemment véhiculé que l’industrialisation ait détruit l’harmonie familiale et, plus largement, la vie communautaire des Occidentaux[7], de nombreux chercheurs ont démontré que la famille a été essentielle dans l’adaptation des individus aux transformations de leur société[8].
Bibliographie
Sources premières
ARCHIVES DE LA VILLE DE TROIS-RIVIÈRES. Rôles d’évaluation de Trois-Rivières de 1902 à 1922.
Almanachs des adresses de Trois-Rivières, 1901-1902 à 1921-1922. Trois-Rivières.
GOAD, Charles Edward. Insurance Plan of Three Rivers. April 1910, Quebec. Montreal / Toronto, 1 pouce = 500 pieds / 1 pouce = 100 pieds / 1 pouce = 50 pieds, 1910. 17 p.
City of Three Rivers. Que. August 1917. 1 pouce = 500 pieds / 1 pouce = 100 pieds / 1 pouce = 50 pieds, 1917. 24 p.
GOUVERNEMENT DU CANADA. Listes manuscrites du recensement du Canada de 1901, 1911 et 1921. Archives nationales du Canada.
Monographies et ouvrages collectifs
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Articles scientifiques
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[1] Cet article est un résumé du mémoire de maîtrise en études québécoises de l’auteur, déposé en 2017 et disponible en consultation en 2018 sur le dépôt numérique de l’UQTR : http://depot-e.uqtr.ca
[2] Alain Gamelin et al., Trois-Rivières illustrée, Corporation des fêtes du 350e anniversaire de Trois-Rivières, 1984, p. 37-39 ; René Hardy, « Croissance industrielle et triomphe du fait urbain, 1900-1950 : Les métamorphoses de Trois-Rivières », René Hardy et Normand Séguin, dir., Histoire de la Mauricie, Sainte-Foy, Les Presses de l’Université Laval, 2004, p. 573 ; Claude Bellavance et France Normand, « Trois-Rivières and Its People: A Portrait of a Smaller City in Transition at the Beginning of the Twentieth Century », Gordon Darroch, dir., The Dawn of Canada’s Century : Hidden Histories, Montréal, McGill-Queen’s University, 2014, p. 271-272.
[3] Daniel Robert et Jean Roy, « 22 juin 1908 : Le grand incendie de Trois-Rivières », Patrimoine trifluvien (bulletin annuel d’histoire de la Société de conservation et d’animation du patrimoine de Trois-Rivières),
no 15, juin 2005.
[4] Listes manuscrites des recensements du Canada de 1901 et 1911 ainsi que rôles d’évaluation de la ville de Trois-Rivières de 1902 et 1912.
[5] Plans d’assurance de 1910 et 1917, almanach des adresses de Trois-Rivières de 1910 et 1917 ainsi que rôle d’évaluation de la ville de Trois-Rivières de 1911 et 1918.
[6] Bettina Bradbury, Familles ouvrières à Montréal : âge, genre et survie quotidienne pendant la phase d’industrialisation, Montréal, Boréal, 1995, p. 94 ; Jason Gilliland et Sherry Olson, « Claims on Housing Space in Nineteenth Century Montreal », Revue d’histoire urbaine, vol. 26, no 2, 1998, p. 7.
[7] Tamara Hareven, « The History of the Family and the Complexity of Social Change », The American Historical Review, vol. 96, no 1, Février, 1991, p. 95-96
[8] Ibid., p. 96, voir Neil Smelser, Social Change in the Industrial Revolution: an Application of Theory to the British Coton Industry, Chicago, Chicago University Press, 1959 ; William Goode, World Revolution and Family Patterns, New-York, Free Press, 1963 ; Peter Laslett, « Introduction », Peter Laslett et Richard Wall, dir., Household and Family in Past Time, Cambridge (An), Cambridge University Press, 1972, p. 1-73 ; E.A. Wrigley, « The Process of Modernization and the Industrial Revolution in England », Journal of Interdisciplinary History, vol. 3, no 2, 1972, p. 225-259 ; E.A. Wrigley, « Reflections on the History of the Family », Daedalus, vol. 106, no 2, 1977, p. 71-85 ; Peter Laslett, « Characteristics of the Western Family over Time » Peter Laslett, dir., Family Life and Illicit Love in Earlier Generations, Cambridge (An), Cambridge University Press, 1977, p. 12-49 ; Michael Anderson, « The Relevance of Family History », The Sociological Review, vol. 28, no S1, Mai 1980, p. 49-73.
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